(voir pages 157-158 du livre)
En 1889, une femelle rorqual commun (Balaenoptera physalus) de dix mètres cinquante s’échoue vivante dans la rade de Cherbourg, à Querqueville. Elle marque tellement les esprits qu’une chanson est écrite en son honneur : c’est une complainte en dix-sept couplets, sur l’air de Fualdès1, par M. le Commandant Sauvé. Le texte de cette chanson est vendu avec le commentaire suivant : « Se distraire un moment, et faire un peu de bien, Et tout ça pour deux sous ; franchement, c’est pour rien ».
LA BALEINE DE QUERQUEVILLE 1. Écoutez une aventure, Étonnante assurément, Et vous apprendrez comment, En cherchant sa nourriture, Une baleine ayant l’trac, S’échoua près Chavagnac2. 2. Elle voulait, la gourmande, Se régaler de harengs, Qui, par-là, flânaient en rangs, Et poursuivit cette bande, Sans songer, fatal, impair ! Que très basse était la mer. 3. Voyant cette énorme masse, Un intrépide pêcheur « Pousse au monstre », et de tout cœur, Le harponne, le terrasse ; Enfin l’ayant remorqué, Il l’enchaîne sur le quai. 4. On le comprendra sans peine, L’annonce de cet exploit Fit crier en maint endroit : Allez donc voir la Baleine ! Tout Cherbourg se dit : j’y vais ! Profitons de nos tramways. 5. Un nombre vraiment immense, De curieux vont la voir ; Près d’elle on tient son mouchoir. Il est de toute évidence Que ce n’est point par douleur. Mais… par crainte de l’odeur ! 6. Autour du gros Phénomène, On s’écrase, on est en l’air, Plus encor qu’à la Saint Clair3, Et, regardant la Baleine, Dans ses yeux, – fait surprenant ! – On lit le discours suivant : 7. « Trop imprudent Mammifère, Je n’ai pas volé mon sort. Mais, en apprenant ma mort, J’en suis sûr, ma pauvre mère Se dira, le cœur navré : Ah ! je l’ai trop tôt sevré ! 8. Je savais pourtant que l’Homme Est notre ennemi mortel, D’où vient qu’il se montre tel, Lui, qui tant nous doit, en somme ? …Je comprends, c’est que de nous, Ce vaniteux est jaloux. 9. Il nous doit, (c’est son supplice) Mainte belle invention : Notre queue est l’Aviron, Un Gouvernail, une Hélice, Nos Fanons, soit dit bien haut, Sont… des filtres sans défaut ! 10. Nos mœurs sont un vrai modèle De Morale en action : Chez nous, dans toute union, Le couple est aimant, fidèle ; On nous voit, au sein des eaux, Mourir pour nos baleineaux. 11. Notre douceur est extrême, Malgré notre énormité, L’orgueilleuse Humanité N’a jamais agi de même ; Sans cesse, tous ses enfants, Ont prouvé qu’ils ont des dents4. 12. Dans les siècles d’ignorance, L’Homme (on peut le démontrer), Se servait pour s’éclairer, De notre Huile – Elle était dense, Donnait peu de clartés. – Mais… Elle n’explosait jamais. 13. La gerbe, par nous lancée, Produit un effet si beau Que, d’installer des jets d’eau, Il fit naître la pensée. Mais…, par malheur, ces derniers Font grève trop volontiers. 14. Grâce à nous (et ça l’ennuie) L’homme inventa le Pépin, Si bon contre le crachin Et surtout la grosse pluie. C’est un meuble précieux, Car il pleut en bien des lieux. 15. Dans certains cas, la baleine A vraiment un noble sort : Elle comprime le fort, Sans faire perdre l’haleine ; Ramène, bon gré, malgré, Et le faible et l’égaré. 16. Tel savant qui, plein de zèle, Veut créer des Sous-marins, Réussira, je le crains, En nous prenant pour modèle. Alors, adieu le repos Des Cétacés les plus gros. 17. Quoi qu’on vît mainte autre chose Dans les yeux du Cétacé, J’ai dit : partons, c’est assez, Car il ne sent pas la rose. Il va servir, quel revers ! De pâture à bien des Vers. MORALITÉ Cette fâcheuse aventure Crie à tous : « Grands et Petits, Modérez vos appétits, Quelle qu’en soit la nature ; Et dans toute chose, enfin, Considérez bien la fin. » 1. Sur l’air de la complainte de Fualdès 2. Sur les rochers voisins du fort Chavagnac 3. Grande assemblée qui se tient tous les ans dans la région de Querqueville 4. Les baleines du genre de celle de Querqueville, c’est-à-dire avec fanons, sont dépourvus de dents.